Au bonheur de l'ogre


Posté le 16.10.2017 à 11H


 

Égal à lui-même : l'ogre Guillermo del Toro, dans une conversation de plus d'une heure avec le journaliste Didier Allouch, a enchanté son public de fans – et son ami mexicain Alfonso Cuarón, venu l'entendre à la Comédie-Odéon. L'origine de son goût pour le fanstique, la puissance de l'imaginaire, l'avenir du cinéma... Guillermo parle beaucoup, et bien ! Florilège.

 MC-del-toro-JLMEGE© Institut Lumière / Jean-Luc Mège

 

L'origine

J'ai eu une enfance de merde. J'ai passé beaucoup de temps seul à penser et observer, j'ai beaucoup lu. Le fantastique, l'horreur ont pris une place importante, via la biologie, la zoologie, l'anatomie et l'art. C'était la bibliothèque de mes parents : il y avait une encyclopédie d'art que j'ai lue de A à Z, une encyclopédie médicale dont la lecture m'a fait penser que j'avais toutes les maladies du monde. J'allais voir ma mère : j'ai une cirrhose, j'ai ci, j'ai ça...

S'il y a une image fondatrice, c'est celle d'un série télé, Au-dela du réel : un épisode intitulé Le Mutant, avec Warren Oates. Un personnage chauve avec des yeux géants... J'ai commencé à crier en le voyant. D'après mon analyste, ça a créé comme un syndrome de Stockholm : j'ai commencé à aimer les monstres.

 

L'Église

C'était une enfance étrange : un mélange de bd, de films d'horreur, de télé,  d'encyclopédies diverses et... d'Eglise catholique. L'Eglise au Mexique est très gore, dans sa représentation de la Bible. Il y avait dans mon église un Christ dont un os était brisé : il était vert et violet, et son visage donnait l'impression qu'il était en train de jouir... On me disait : "Reçois le Corps du christ"... Non, non merci, trop de gluten !

La créature du Labyrinthe de Pan est inspirée d'une sculpture de Sainte Lucie où la Sainte portait ses yeux sur une assiette. Elle n'avait pas d'yeux et elle saignait. Ce qu'on lisait était très gore. Ce mélange de vertu et violence, ça vous met la tête à l'enverns quand vous êtes enfant.

J'étais enfant de choeur. C'était à Guadalajara, dans une incroyable église gothique - un peu comme s'il y avait une pyramide aztèque en plein Paris. Il y avait des catacombes et tandis qu'on répétait nos discours pour la Vierge Marie, on cherchait des cryptes ouvertes. Il y en avait une où l'on voyait les deux pieds d'un corps, la semelle de la chaussure était mangée par des rats, on voyait l'os, ce qui restait des muscles....

Le principe de la religion, c'est foutu d'avance : j'avais 4 ans, ma grand-mère me disait : "Tu dois racheter le péché originel". J'étais innocent, elle me disait : "Tu hurleras de douleurs dans les flammes, mais à la fin tu t'en sortiras. Et si tu veux t'en sortir plus vite,  tu peux te sacrifier pour Jésus." Alors elle prenait les capsules des bouteilles, les glissait à l'envers dans mes chaussures pour que mes pieds saignent. Cela a duré jusqu'à ce que ma mère découvre mes chaussetttes ensanglantées.

 

Les monstres

J'ai été élevé longtemps par ma grand-mère. Ces souvenir sont dans mes films, l'imagination est formée par ça. Dans sa maison, une vieille maison, il y avait un long couloir et au bout, la salle de bains. Ce couloir est dans L'Echine du diable. Je me réveillais, j'avançais dans le couloir et j'avais peur d'une silhouette, d'une ombre.

Très jeune, j'ai fait des rêves lucides : je me réveillais à l'intérieur du rêve et j'étais dans ma chambre, et c'était bien un rêve mais il avait l'air vrai. Tout avait l'air vivant dans la chambre : des doigts cherchant à m'attraper, des créatures sous mon lit.

J'ai vu peu à peu dans les monstres une forme plus sincère de religion. Le prêtre était moyen, mais Frankenstein était génial, une bien plus belle image que celle de Jésus avec son os fracturé. J'ai commencé à les adorer. Ma sainte Trinité, c'était Frankenstein, la créature du lac noir et le Loup-Garou. Avec les monstres, pas de mensonge. Les adultes censés vous protéger vous battent, au moins les monstres son honnêtes. Si vous vous baignez dans le lagon de la créature, vous mourez !

 

MC-del-toro-2JLMEGE© Institut Lumière / Jean-Luc Mège

 

Chronique et mythe

Le fantastique n'est pas une façon d'échapper la réalité mais de la déchiffrer. Les contes de fées ont donné naissance à l'horreur, ils sont très proches. A l'origine, on avait besoin d'une parabole pour comprendre le monde. Le récit vient de deux vocations complémentaires : l'homme des cavernes peignant les animaux, ou les frères Lumière filmant la sortie de leur usine, ce sont des chroniques. Mais quand l'homme des cavernes peint un serpent mangeant le soleil et donnant naissance à  la lune, c'est le mythe. Quand Méliès fait des films, c'est le mythe.

Chaque film que je fais est un autel à une chose en particulier. Cronos, mon autel pour les films de la Hammer. Pacific rim, mon autel pour les "animé" japonais et les films de kaijus. Shape of water, mon autel pour plein de choses...  Ces autels disent qui je suis. L'artiste organise le monde pour peindre un portrait de lu-même. Il est impossible pour l'art d'être objectif.

 

Parler de cinéma

J'ai proposé récemment à George Miller, hier à Michael Mann de prendre deux semaines, pour parler de cinéma du cinéma comme un métier, un art qui se fabrique. Et d'en tirer des livres. Aujourd'hui, le cinéma décline, alors que la série télé monte. Je suis fan des deux mediums. Et la suprématie de la série en termes de personnages et de récit est réelle. Avec le téléchargemet, on a une intimité avec les histoires, on va au lit avec elles. On fait plus l'amour avec son ipad qu'avec sa ou son partenaire !

Quand on parle de Walter White, le héros de Breaking bad, tout le monde sait qui il est. Mais les films générent des images que vous pouvez citer avec la précison : l'ascenseur qui s'ouvre dans Shining, le bébé dans 2001,  l'image du rasoir qui tranche un oeil dans Un chien andalou. Ce sont des images qui restent comme une mythlogie. J'adore Deadwood ou Les Sopranos, mais je ne peux pas en citer une image. Un moment, oui, mais je ne connais pas la composition du plan. Plus on discutera de l'image, plus on élèvera le niveau du cinéma

 

Le business

Les films coûtent des centaines de milliers, voire des millions de dollars. Tout ce que vous espérez gagner au long de votre vie, il faudrait le multiplier X fois pour payer un film. C'est forcément rare : les gens qui ont de l'argent, ce sont des connards, il détournent la tête quand les cinéastes les interpellent... Et c'est vrai que parfois ils ont raison : on se plante, et on leur fait tout perdre. Parce qu'on est aussi des connards, mais des connards cinglés ! Un jour, j'ai rencontré un milliardaire au Mexique. Je lui ai dit : je vais faire de vous millionnair...

Parfois, j'ai travaillé pendant six mois, parfois deux ans, à créer un monde entier. Et puis le film ne se fait pas : ça fait mal, mais c'est un entrainement. On a été payé pour affiner notre langage visuel. Et la vie continue. Elle aurait juste pu être un peu meilleure si Mountains of madness [un projet d'adaptation de Lovecraft qui est tombé à l'eau] avait vu le jour.

 

Une éducation

J'ai une collection de peinture, et j'ai exposé cette collection [avec des objets tirés de ses films et de son panthéon de l'horreur]. Les gens voient qu'il y a une grande variété d'inspiration. Je vis dans deux maisons qui communiquent, avec treize bibliothèques. Des maisons faites de livres et d'oeuvres d'art. On pense que que si vous aimez l'horreur, vous n'aimez que les romans de gare. Mais en plongeant dans l'histoire de la littérature fantastique, vous rencontrerez vite Victor Hugo, Henry James, Lafcadio Hearn, Borges, etc. Pareil au cinéma. On peut commencer avec les films de Roger Corman et tomber sur L'Heure du loup de Bergman, ou un film de Dreyer... Le fantastique aide à vivre. Parfois, même un mauvais film m'a sauvé la vie.

 

Recueilli par Adrien Dufourquet

Catégories : Lecture Zen