Posté le 15.10.2017 à 11H45
TROIS QUESTIONS à Stéphane Goudet, critique de cinéma et exploitant du cinéma Le Méliès à Montreuil.
1) Qu'est ce qui distingue le comique d'Harold Lloyd de ceux de Charlie Chaplin et Buster Keaton ?
On peut voir dans Chaplin et Keaton, comme le fait l'historien du cinéma Fabrice Revault d'Allonnes, deux figures à la fois historiques et mythiques de l'histoire des États-Unis. Chaplin est l'immigrant pauvre venu de la vieille Europe, essayant à la fois de faire son trou sur le sol américain et de s'imposer au centre du plan, donc du 7ème art. Keaton, né aux États-Unis, est un représentant des pionniers, sans cesse tenté de poursuivre sa fuite en avant, droit vers l'ouest. Harold Lloyd, lui, est plus intégré et moins fuyant, mais il doit se surpasser pour être reconnu à sa juste valeur. Le "troisième génie", comme le nomme le documentaire de Kevin Brownlow, est donc un troisième modèle américain : celui du self made man, au départ presque quelconque, nommé "Lui", un homme de la rue qui réussit à surmonter les obstacles à la force combinée du poignet, de la ruse et de la volonté, et qui s'impose.
2) Racontez une scène qui vous fascine...
On ne peut pas ne pas commenter la plus mythique des scènes de Harold Lloyd, où on le voit dans Monte là-dessus (Safety Last), suspendu dans le vide aux aiguilles d'une horloge accrochée à un building, à la fois pour la rythmique comique de cette poursuite verticale (notamment dans les obstacles rencontrés, animaux compris), pour la virtuosité de l'acteur acrobate, pour sa façon d'intégrer la vitesse et la modernité urbaine de l'arrière-plan, et pour sa symbolique limpide : cette ascension qui suspend le temps est aussi une façon pour le héros de payer son mensonge récent sur son statut social et d'accéder littéralement au sommet... de l'entreprise, et ce faisant, de mériter la femme qu'il espérait conquérir. Alors que chez Keaton, tout élan est contrarié par le doute, chez Lloyd, le mensonge devient vérité, l'effort est productif et la réussite est triomphante. Mais à côté de cette scène iconique, les spectateurs du festival Lumière découvriront mille merveilles comiques et poétiques, notamment dans Faut pas s'en faire, The Kid Brother ou A toute vitesse.
3) Pourquoi dites-vous que les héritiers d'Harold Lloyd sont moins à chercher parmi d'autres comiques que chez Alfred Hitchcock ?
On sait qu'Alfred Hitchcock a été influencé par les grands burlesques, notamment par Keaton et Lloyd, qui l'aident à résoudre certains problèmes de rythme, de mise en scène, de mélange des genres, dans A l'Est de Shanghaï, par exemple. Mais l'influence de Lloyd n'est pas tant dans les gags et clins d'oeil d'Alfred Hitchcock que dans leur goût commun du suspense et dans le lien étroit établi entre le rire et la peur. Leur oeuvre est travaillée par un motif commun : celui du vertige, de la chute (Chantage, Fenêtre sur cour, La Mort aux trousses, Vertigo chez Hitchcock). Si Hitchcock fait de cette aspiration par le vide une source profonde d'angoisse, un cauchemar universel et existentiel, Lloyd (notamment dans Voyage au paradis) nous fait rire en évitant de si peu cette chute qui pourrait être fatale, prouvant que tout rire est une victoire in extremis sur la mort.
Rébecca Frasquet
> Ciné-concerts Harold Lloyd à l'Auditorium de Lyon
The Kid Brother de Ted Wilde et J.A. Howe (1926, 82 min)
Par l’Orchestre National de Lyon dirigé par Carl Davis
Mercredi 18 octobre à 20h
À l'Auditorium de Lyon
Monte là-dessus de Sam Taylor et Fred Newmeyer (1923, 80 min)
Accompagnement musical à l'orgue par Samuel Liégeon
Dimanche 22 octobre à 11h
À l'Auditorium de Lyon