Posté le 17.10.2017 à 11H
Pierre-Henri Gilbert soutient d’emblée la gageure de décoller cette étiquette poisseuse et récurrente qui s’attarde sur la mémoire du grand cinéaste ; à savoir cette réputation de despote et de tyran qui a, selon ses propres dires, durablement « cannibalisé sa légende ».
H.G Clouzot dans « Brasil », 1950
Sans omettre de rappeler des méthodes de direction d’acteurs bien personnelles autant que radicales, (sa compagne d’un temps, Suzy Delair, a pu confier par la suite : « On a tous été battu mais c’était pour le meilleur ! »), il nous est rappelé que cela n’explique rien des options fondamentales de ce génie du mal. En effet, ces anecdotes de tournage, colportés parfois avec une délectation complaisante par une presse avide de sensations ne doivent pas occulter la profonde humanité de son œuvre. C’est donc le pari de cette heure d’analyses fécondes. L’autre aspect judicieusement mis en avant étant la modernité formelle qui traverse tout le cinéma de Clouzot ; attaché durant plus de trois décennies à se faire l’échos de son époque. Au passage, P.H Gilbert rappelle que bien avant la nouvelle vague le metteur en scène de cinéma était souvent perçu comme une figure tyrannique sans que cela prête à remise en cause. « Est-ce que la gentillesse est une qualité cinématographique ? est-ce que Kubrick était un mec hyper sympa ? est-ce que Bresson l’était ? », nous dit-il avec malice.
L’idée du maître, selon notre orateur, était que la caméra ne peut qu’enregistrer et certainement pas compenser. S’il doit y avoir une tension retranscrite à l’écran, il faut qu’elle ait pris corps sur le plateau. On l’a compris c’est donc d’une quête d’absolue authenticité dont il est ici question. Non d’une tentation sadique. D’ailleurs Brigitte Bardot la première conviendra qu’elle ne fut jamais aussi juste que sous la direction sourcilleuse du cinéaste.
Ce qui identifie autant l’homme que l’œuvre chez Clouzot, nous dit plus loin Pierre-Henri Gilbert, ce sont trois types d’angoisses. Tout d’abord l’angoisse économique, il doit dès le commencement de sa vie active subvenir non seulement à ses propres besoins mais également palier aux sollicitations renouvelées d’un père toujours aux abois. Cette peur de la déchéance traverse toute l’œuvre depuis L’assassin habite au 21 jusqu’au Salaire de la peur en passant par Les Espions. L’autre angoisse est bien évidemment celle de la mort.
Une santé extrêmement fragile depuis l’enfance est sans doute constitutive de son caractère ombrageux mais il saura, pour notre plus grand bonheur, faire fructifier cette angoisse. De ce mal qui le ronge, Clouzot va développer une sorte de distance permanente par rapport aux choses qu’il couchera sur le papier au moment du tournage de La Vérité : « J’ai peur. Quelle importance d’ailleurs un film de plus ou de moins ? Dans l’absolu je ne suis pas capable d’aller plus loin qu’une petite chanson. D’où vient ce besoin de produire ? réputation, fric, amour propre, peut être ? mais c’est bien secondaire. Je pourrai rester sur La Vérité et manger peu jusqu’à la fin de mes jours. La pauvreté a pu me faire peur mais je ne la crains plus vraiment, alors c’est peut-être un truc pour ne plus penser à rien. Je crains bien que ce besoin de produire ne soit qu’un moyen d’oublier mon angoisse. On en revient toujours au même point, qu’est-ce que je fais ici si le monde a un sens. » Il est là le troisième type d’angoisses qui l’habitent, « Dans l’absolu je ne suis pas capable d’aller plus loin qu’une petite chanson … ». Faisant référence à son passé de compositeur pour le music-hall, il semble en quête permanente de légitimité et, soucieux d’excellence, n’envisage pas son implication dans le septième art autrement que comme une astreinte permanente devant le porter au pinacle*.
Jamais satisfait de lui-même, ne faisant aucune confiance à l’intuition du premier jet, il raturait en permanence et multipliait les prises. François Truffaut qui n’écrivit pas que des bêtises lui dit un jour : « Votre problème, mon cher Henri-Georges, c’est que vous voulez faire à la fois votre meilleur film, le meilleur film de l’année et le meilleur film de l’histoire du cinéma français ! »
Pierre Collier
*L'origine de cette expression est à rechercher dans la religion catholique. A Jérusalem se trouve le temple de Salomon, où Jésus fut tenté par le diable, qui le mit à l'épreuve en lui proposant de monter au pinacle, c'est-à-dire au sommet de l'édifice, et de se jeter dans le vide. Dans l'expression "porter au pinacle", la notion de tentation démoniaque a disparu, seule reste l'idée d'une position élevée, d'un sommet où l'on porterait la personne dont on fait l'éloge.