Posté le 29.09.2016 à 11H
Charlize Theron en prostituée bouffie par la misère dans Monster, Christian Bale en ouvrier affamé dans The Machinist, Matthew McConaughey en séropositif à l'article de la mort dans Dallas Buyers Club... Que ce soit par le truchement de concessions physiques, de prothèses ou d'effets numériques, l'histoire du cinéma hollywoodien est jalonnée de transformations qui défient l'entendement.
Un exercice dont Tilda Swinton repousse les limites film après film. La preuve en une dizaine de rôles qui, du film de vampires arty au blockbuster à cape en passant par la comédie régressive, dessine une filmographie mue par le seul plaisir du jeu.
Des planches de théâtre aux écrans de cinéma, il n'y a qu'un pas, que Tilda Swinton franchit avec la grâce androgyne qu'on lui connaît à la fin des années 80. De formation classique mais fascinée par l'avant-garde, elle se fait remarquer à la Mostra de Venise dans une adaptation expérimentale d'une pièce de Christopher Marlowe (Edward II de Derek Jenman). Elle tournera dès l'année suivante le film le plus emblématique de ses capacités. Et pour cause : adaptation d'un roman de Virginia Woolf, le film l'installe dans les collants d'un poète qui, au fil des siècles, change de sexe, se conformant aux standards de genre de chaque époque évoquée – et s'entichant au passage de grands noms de la littérature.
Après la prouesse Orlando, Tilda Swinton fait son chemin dans les recoins les plus téméraires du cinéma indépendant américain, avec Vanilla Sky de Cameron Crowe ou Adaptation de Spike Jonze. C'est toutefois un film grand public qui lui apportera une reconnaissance à la hauteur de sa curiosité : Le Monde de Narnia, transposition sur grand écran d'un classique de la fantasy pour adolescents. Déjà méconnaissable et plurielle, à la fois beauté froide à la peau diaphane et sauvageonne casquée de dreadlocks, elle y incarne la cruelle sorcière Jadis, reine autoproclamée d'un monde prisonnier de l'hiver. La princesse Diana, qui fut sa camarade à l'école, aurait apprécié.
Après Le Monde de Narnia, Tilda Swinton aurait pu se contenter d'être l'extravagante de service, adaptant ses performances à la fantaisie des costumes taillés pour elle. C'est mal la connaître – même si personne n'a oublié l'invraisemblable robe fruitée qu'elle portait au Festival de Cannes en 2001. Après des apparitions chez les frères Coen et David Fincher, elle prend ainsi le contrepied du rôle qui l'a fait connaître dans We Need to Talk about Kevin, évocation pudique des school shootings. Normcore jusqu'à la frange, elle y est Eva, la mère émaciée d'un adolescent à problèmes. Et ses regards désemparés d'oisillon tombé du nid n'en sont que plus bouleversants.
Fille d'un haut-gradé militaire et major de promo en sciences politiques, Tilda Swinton fut durant ses études un membre très actif du parti communiste. En adaptant un mètre-étalon de la bande dessinée de science-fiction, Bong Joon-ho lui offre l'occasion de s'amuser de ce passé en lui confiant le rôle de Mason, cousine dystopique de Margaret Tatcher qui veille au perpétuement de la ségrégation sociale à l'œuvre dans le train de survivants (à une apocalypse glaciaire) qui donne son titre au film. Peut-être son rôle le plus grotesque, mais aussi l'un des plus féministes : les dents en avant, les seins tombant et vêtue de très seyants culs-de-bouteille, elle fait voler en éclats le cliché de la méchante hyper sexuée − et celui du vilain hyper viril, le rôle ayant d'ailleurs été écrit pour un homme. Quatre ans plus tard, il fera d'elle une businesswoman sans pitié dans Okja, non sans la défigurer à nouveau, cette fois avec un appareil dentaire (décidément).
Jim Jarmusch a été parmi les premiers réalisateurs à s'attacher à Tilda Swinton (avec Broken Flowers). Au-delà d'une certaine parenté capillaire, le réalisateur de Dead Man a surtout été celui qui a le mieux mis en valeur la grâce ancestrale de l'escogriffe écossaise (elle mesure près d'un mètre quatre-vingt). D'abord dans le très melvilien The Limits of Control où, coiffée d'un chapeau de cow-boy, elle est un personnage défini par sa blondeur platine – iconique séquence que celle qui la voit s'avancer d'un pas solaire, portée par les massives guitares du groupe de noise japonais Boris. Ensuite et surtout dans Only Lovers Left Alive où, plus fantomatique que jamais, elle est une vampiresse d'une coolitude pluricentenaire. Sachant que Tilda Swinton est issue d'une des trois seules familles britanniques dont la généalogie remonte jusqu'aux invasions normandes, il y a de quoi se poser des questions.
De Christopher Walken revivant ses jeunes années de danseur chez Fatboy Slim à Jake Gyllenhaal massacrant des fêtards pour The Shoes, les incursions d'acteurs dans l'univers musical sont monnaie courante. L'une des plus réussies voit le Thin White Duke et Tilda Swinton, une fois de plus "magnifiée" par une coiffure improbable (une permanente de Marylin Monroe fin de siècle), interprèter un couple hollywoodien rétro traqué par deux jeunes stars bien décidées à les tourmenter. Un clip d'autant plus troublant que Tilda Swinton et David Bowie partagent une telle ressemblance que beaucoup rêvent de voir la première reproduire l'exploit mimétique de Cate Blanchett avec Bob Dylan.
La tyrannie jeuniste qui sévit à Hollywood ? Tilda Swinton n'en a cure. Là où, à l'incitation de producteurs peu enclins à miser sur des acteurs (et surtout des actrices) d'âge mur, nombre de ses pairs recherchent, sur les tables d'opération comme dans les nouvelles technologies d'imagerie, le secret de la jeunesse éternelle, elle n'hésite pas à se vieillir prématurément. Ainsi de son rôle dans The Grand Budapest Hotel, sa deuxième collaboration avec Wes Anderson après Moonrise Kingdom, celui d'une rombière quasiment aveugle, coiffée comme un bigorneau et constellée de tâches pigmentaires. Des tares qui ne l'empêcheront pas de charmer Ralph Fiennes et vaudront au film un Oscar des meilleurs maquillages et coiffures bien mérité.
Silhouette hiératique, traits aviaires, regard perçant : même au naturel, l'actrice a des airs d'hybride échappé des pages des Métamorphoses d'Ovide. À tel point qu'il lui a fallu recourir à moult artifices pour avoir l'air d'une femme "normale" dans la comédie appatowesque d'Amy Scwhimmer. Perruque à balayage, autobronzant, maquillage girly : en dépit de son accent, Swinton compose un saisissant prototype de blonde californienne, dans ce qui constitue encore aujourd'hui son rôle le plus surprenant. Un comble.
À la voir ainsi changer de peau d'un long métrage à l'autre, on se dit que si Tilda Swinton était un personnage Marvel, elle serait Mystique, la mercenaire métamorphe qui donne du fil à retordre aux X-Men. Pour sa première incursion dans le monde super-héroïque, c'en est un bien différent qui lui a échu, à savoir l'Ancient, puissante (et chauve !) entité zen à laquelle elle donne vie aux côtés d'un autre britannique au physique irréel (Benedict Cumberbatch). L'attribution du rôle a d'abord valu à la production une vague d'indignation pour whitewashing, celui-ci étant campé sur le papier par un homme asiatique. Avant que la prestation non genrée de l'actrice ne mette tout le monde d'accord – elle la première, qui rêve d'un spin-off consacré à l'Ancient.
On ne sait pour le moment pas grand chose du remake de l'opéra sanglant de Dario Argento. Si ce n'est que Tilda Swinton y ajoutera un nouveau look marquant à sa panoplie. La première photo de tournage la voit en effet grimée en vieillarde rabougrie, le visage lardée de rides. Celles de Madame Blanc, la directrice de la funeste académie de danse où, en 1977, Jessica Harper subit les assauts chromatiques du maître du giallo. Jusqu'à la prochaine mue...